Pierre Manenti : « Avec Philippe de Gaulle, un morceau de la Croix de Lorraine est parti »

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« Dix ans que Papa est parti, dix ans qu’il a quitté la place, et chacun dans tous les partis prétend qu’il était de sa race. Même ses anciens détracteurs s’abritent à l’ombre de son chêne et la droite et la gauche, en chœur, arborent la croix de Lorraine », chantait Serge Lama il y a quarante ans déjà. La bataille de la mémoire et de l’héritage du général de Gaulle fait toujours rage en France, en 2024, mais dans la nuit de mardi à mercredi, c’est le premier de ses héritiers, son fils, l’amiral Philippe de Gaulle, 102 ans, qui nous a quittés. C’est la fin d’une époque.

Philippe était né à Paris, en décembre 1921, faisant ses études au collège Saint-Nicolas puis au collège Stanislas. Par l’entremise d’un grand-oncle, capitaine de vaisseau et par ailleurs témoin de mariage de ses parents, il s’était convaincu de vouloir faire carrière dans la marine. C’est pourquoi, en 1939, avec deux baccalauréats en poche, il tient tête à son père, qui l’avait inscrit en droit, espérant pour lui une carrière de diplomate, et se lance dans une classe préparatoire à l’École navale. Mais en 1940, les Allemands ayant envahi la France, le concours d’admission à Navale est interrompu.

Un bloc d’histoire

C’est à Brest, le 18 juin, une date symbolique, que la vie de Philippe bascule lorsqu’il embarque à bord d’un petit navire faisant route pour Falmouth, dans les Cornouailles, avec sa mère, ses deux sœurs et la gouvernante familiale. Parvenu en Angleterre, il découvre dans la presse l’appel lancé par son père à tous les résistants volontaires et s’engage, le 20 juin, dans les Forces navales françaises libres comme simple matelot. L’accueil est mitigé, comme il le raconte dans ses souvenirs : « On ne savait que faire de ce jeune homme de dix-huit ans, trop vite grandi, d’une classe mobilisable mais non encore mobilisée, et sortant à peine du collège. »

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Élève à l’École navale de la France Libre, il sert donc d’abord à bord du cuirassé Courbet, « le plus vieux, le plus lent et le plus vilain de la Marine », refusant tout traitement de faveur et se pliant à toutes les corvées, du lavage des hamacs à l’épluchage des pommes de terre. En septembre 1940, après une formation au camp britannique de Camberley, il est envoyé à bord du bâtiment école Président-Théodore-Tissier, un ancien navire océanographique, avant d’être promu enseigne de vaisseau de 2e classe en août 1941.

Participant la bataille d’Angleterre dans une unité de défense contre-avions puis comme pompier volontaire, il participe au groupe de chasse Île-de-France, avant d’être muté sur le sous-marin Junon et de contribuer, en décembre 1941, au ralliement de Saint-Pierre-et-Miquelon à la France Libre depuis la corvette Alysse. Après plusieurs mois dans l’Arctique, il participe à l’opération Myrmidon, en avril 1942, un raid franco-britannique sur les positions allemandes de la Côte basque et notamment Bayonne.

Infatigable combattant, il fait encore partie de l’opération Jubilee, en août 1942, une attaque alliée sur le port de Dieppe puis sert à bord du Léopard, du Triomphant, de La Combattante et du Rubis, avant d’être envoyé comme pilote sur le porte-avions britannique HMS Indomitable. Stationné au Maroc, il intègre alors une formation d’hydravions spécialisés dans la lutte anti-sous-marine puis est muté sur différents bâtiments de guerre français.

La pudeur du père, l’honneur du fils

En janvier 1943, son père, en visite d’inspection à Weymouth, sur la côte sud de l’Angleterre, lui accorde à peine quinze minutes, refusant que l’on pense que son nom donne lieu à un traitement de faveur. Photographiés côte à côte, le père et le fils laissent pourtant un souvenir immortel, avec une ressemblance frappante. Nommé commandant du 1er peloton de combat du 1er escadron du régiment blindé de fusillers-marins, Philippe débarque à Lastelle, dans la Manche, en août 1944, puis traverse Alençon, Argentan, enfin Arpajon, Longjumeau, Antony, Sceaux… et Paris. C’est lui qui est envoyé de la gare Montparnasse pour porter l’ordre de reddition aux Allemands, retranchés dans le Palais Bourbon, siège de l’Assemblée nationale, où il négocie seul et sans arme, avec une bravoure qui inspire l’admiration.

Est-ce tout ? Pas encore ! Celui qui a été blessé six fois pendant la guerre ne s’accorde pas un instant de répit, combattant ensuite en Lorraine, en Alsace, à Royan puis en Allemagne, se donnant pour mission de détruire jusqu’à la racine du mal, en prenant le nid d’Aigle d’Hitler, à Berchtesgaden, dans les Alpes bavaroises. Son père lui refuse cependant le titre de Compagnon de la Libération, mais Philippe est décoré de la Croix-de-Guerre par le général Leclerc lui-même et fait chevalier de la Légion d’honneur en 1946.

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Pilote de chasse dans l’aéronavale, il crée ensuite une flottille d’hélicoptères et sert pendant la guerre d’Indochine, étant promu capitaine de corvette en 1949 et capitaine de frégate en 1953. À bord de l’Arromanches, il commande notamment des SB2C Helldrive et des F6F Hellcats engagés dans la bataille de Dien Bien Phu, dont nous commémorons, cette année, le 70e anniversaire. Muté en Algérie, il y dirige des opérations de patrouille maritime afin de prévenir les contrebandes d’armes, est mobilisé pendant la crise du canal de Suez, comme pilote d’hélicoptère, et sert comme dernier commandant de la base navale de Bizerte en septembre 1962.

Devoir de défendre l’esprit du gaullisme

Élevé au rang de contre-amiral en 1963, de vice-amiral d’escadre en 1977 et d’amiral en 1980, il est chef d’état-major de la Marine de 1976 à 1980, tout en enseignant dans différentes écoles. Depuis longtemps dans l’ombre de son père, qui lui avait confié la tâche d’assurer sa succession le moment venu, il se dirige alors vers une autre carrière, celle de la vie publique et politique. Militant de tous les mouvements politiques du gaullisme depuis les années 1940, surnommé Sosthène par la presse satirique, en référence au fervent soutien de Charles X, il se fait élire conseiller de Paris et adjoint au maire en charge des relations extérieures en 1983, puis sénateur de la capitale en 1986.

Élu sur la liste de Maurice Couve de Murville, qui avait été Premier ministre de son père, Philippe fait profil bas au Sénat mais sait aussi se faire entendre, ainsi en soutenant Jacques Chirac lors de la présidentielle de 1988, en s’opposant à l’intervention militaire de la France en Irak en 1991 et en soutenant le combat de Charles Pasqua et Philippe Séguin contre le traité de Maastricht en 1992. Président de l’association des Forces navales françaises libres, membre des bureaux de l’institut Charles-de-Gaulle, de l’institut Georges-Pompidou ou encore de la fondation Anne-de-Gaulle, il se fait surtout un devoir de défendre l’esprit du gaullisme.

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Facette moins connue, Philippe est enfin un passionné d’art, Jules Richard, qui l’avait initié à l’âme de la marine, l’ayant également présenté au peintre Henri Gervèse. Il réalise ainsi plusieurs fresques murales au château de Wemyss, en Ecosse, pendant la guerre, se spécialise dans la peinture marine et dans la sculpture des bustes de grands navigateurs. Décorateur de nombreux bâtiments militaires et même du paquebot France, il illustre aussi de nombreux ouvrages et même des billets de banque, à la suite d’une rencontre impromptue avec Henry Guitard, directeur de la Banque de France dans les années 1950.

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S’il a donc vécu l’essentiel de sa vie dans l’ombre de son père, Philippe de Gaulle détenait un morceau de la véritable croix de Lorraine. « Premier compagnon de guerre » selon la formule de Geoffroy Chodron de Courcel, l’aide de camp qui avait embarqué à bord de l’avion menant le Général à Londres en juin 1940, Philippe était le dernier de sa génération, un combattant héroïque, un résistant émérite et un gardien fidèle de la flamme du gaullisme. Lui disparu, c’est comme un chêne qu’on abat, le craquement lourd du bois pesant sur l’atmosphère, mais la forêt, derrière lui, immense et pleine de jeunes pousses, paraissant comme répondre au général de Gaulle : « Puisque tout recommence toujours, ce que j’ai fait sera, tôt ou tard, source d’ardeurs nouvelles, après que j’aurai disparu. »

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